Traiter dans une mince revue de Julien Green et la Bible, est-ce une gageure, une inconséquence ? L’intimité de l’homme et de l’écrivain avec la Bible est, comme le montre le Journal, si vertigineuse qu’elle décrédibilise tout désir d’épuiser le sujet. Comment embrasser les effets du Livre des livres sur un homme et un écrivain dont il fut, comme il l’évoque lui-même, le lait maternel, le pain quotidien, la lecture journalière sur quatre-vingt-dix-huit années ?
Mais ce que l’audace de brefs éclairs sur un pareil sujet fait jaillir, malgré tout, c’est l’authenticité, dans les deux ensembles d’œuvres, du rapport au Mot, à la Parole. La Bible comme l’œuvre greenienne débordent toutes les catégories littéraires. Elles se débattent entre anthropologie, philosophie, foi, spiritualité. Elles ne cherchent pas à dire le réel, elles ouvrent des pistes. Pourquoi ? Parce qu’au cœur de l’inconsistance et de la confusion du réel les prophètes comme Green ont pressenti que les mots peuvent dessiner un Sens. Éblouissante expérience de l’enfant Green : un jour, dans sa petite enfance, il découvre que les mots anglais lus par sa mère lui disent quelque chose, qu’ils ont un sens, et la Bible avec eux. Chez Green comme dans la Bible se déploie la nécessité absolue de mettre en mots l’existence et l’histoire d’un individu ou d’un peuple pour faire jaillir le Secret.
Ces mots, leurs mots, comme ceux des vrais poètes sont à double sens. C’est à un ciel et un enfer surnaturels qu’ils introduisent, ce sont des destinées surnaturelles, bien ou mal engagées, qu’ils projettent à l’esprit par la force de l’image et du symbole. On comprend alors que Green ait tout tenté pour entrer dans le symbolisme de l’écriture hébraïque qui décuple la multiplicité et la profondeur du sens, pour éprouver à l’oreille la musique suggestive des prophéties et des psaumes, lui qui s’est tant lamenté sur la pauvreté sonore de la langue française.
Des mots donc chez Green et dans la Bible qui cherchent à dire la vie au lieu de se substituer à elle. Comment dans ces conditions le romancier comme les prophètes n’auraient-ils pas eu la vive impression d’être inspirés, de transmettre une parole, de surprendre en eux une voix, une « présence » ? Green n’a pas besoin de plan pour bâtir ses romans : il se met à l’écoute des images qui lui sont données et des mots qu’elles suscitent. Alors il accède à sa vraie vie, à la vérité de sa douleur et de son désir, tandis que comme lecteur, il découvrait très vite, dans la Bible, la parole de Vie qui éclaire et relève.
Très tôt… Mais comme une Œuvre livre d’autres secrets à de nouveaux lecteurs, la Parole de la Bible a dû être tout au long de la vie relue, ingérée par Green pour se renouveler des métamorphoses de son lecteur. Et tant pis si elle n’a pas, comme la théologie, réponse à tout. Ainsi demeure-t-elle, comme tout authentique chef-d’œuvre, baignée par le Mystère. L’œuvre de Julien Green, elle aussi, aura été suffisamment fidèle au mystère du moi pour témoigner jusqu’au bout du caractère dérangeant et insaisissable de toute Parole vraie.
Il valait sans doute la peine, en si peu de pages, de confronter Julien Green et la Bible. C’était aller très vite au ferment de son œuvre et de sa vie : la découverte bouleversante que les mots du Livre, que les mots d’un livre peuvent avoir un sens, me dire et me parler.