« La vie secrète des choses » : après les sommets où nous ont hissés les précédentes Études Greeniennes – attaches américaines, culture anglaise, savoir biblique, expérience mystique –, serait-ce pour elles s’abaisser que de « faire la part des choses » ? Pister les choses, n’est-ce pas, soudainement en effet, revenir au roman, « chuter » dans le roman greenien, dirait peut-être un certain public d’aujourd’hui, amateur d’âmes avant tout, de confidences venues du moins commun, du plus insaisissable de qui écrit ? Peut-on encore suivre sans mourir d’ennui Green et ses personnages dans les petites villes et les demeures bourgeoises où il reconstitue patiemment leur destin ? L’enjeu est d’autant plus crucial que lire l’autobiographie greenienne, les « jeunes années » du romancier, c’est s’apercevoir que les choses n’ont alors pas d’existence pour lui. Nul autre objet dans sa vie d’étudiant que tables où écrire, chaises, fauteuils ou divans où lire ou parler des livres. Jusqu’à l’écriture des premiers romans en France, le livre est la Chose, l’Objet, la seule réalité. Or, écrit Michèle Raclot, « [l]a vision joue un rôle exceptionnel et insolite dans cette œuvre qui procède d’un regard attentif sur le monde, un regard qui colle aux choses ».
Comment écrit-on, en effet, sur les choses quand on les a niées si longtemps ? En devenant voyant, en les « voyant pour la première fois », comme le répète avec gourmandise Julien Green, parce que s’éprouvent alors dans toute leur pureté agressive les liens qui unissent les choses au moi. C’est un regard vierge que l’étudiant devenu romancier et entré dans les nécessités de la vie pratique porte sur les choses, un regard de voyant, capable de saisir « la vie secrète des choses », leur douceur ensorcelante, plus souvent leur terrifiante méchanceté.
Au diable alors la platitude d’un roman réaliste ! Ce n’est pas un exercice littéraire que Green romancier exécute, c’est un corps à corps avec les choses que ses romans racontent, sous peine pour l’auteur de périr sous leur poids ou de les fuir vertigineusement jusqu’à se perdre dans le vide. Voir, en effet pour Green, c’est désirer et désirer ici-bas c’est toujours souffrir. Il lui aura fallu devenir un romancier très âgé pour goûter le repos d’un roman où les choses – au moins certaines d’entre elles, parures, objets d’art, arbres et fleurs –, par l’éloignement dans la mémoire, s’offrent sans douloureux secrets.
Chez Julien Green, lecteur de toute l’œuvre de Balzac, le romancier des choses, il y a, quand il écrit un roman, du Balzac visionnaire mâtiné d’orgueil hugolien, traversé de douceur nervalienne, des terreurs de Poe ou des clients de Freud, accueillant aux ambitions surréalistes, mais rebelle à leur esprit de système. La « vie secrète des choses » dans le roman greenien est si riche et si fascinante qu’on ne cesserait d’en scruter les secrets.
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