Études greniennes n° 11. Le journal vespéral de Julien Green

Éditorial, par Marie-Françoise Canérot

Le Journal vespéral de Julien Green : celui des huit années qui mènent l’auteur de 80 à 98 ans.

Le numéro 11 consacré à ces années est peut-être le numéro le plus ensorcelant de toutes les Études Greeniennes, car accompagner jusqu’à son dernier souffle un homme très âgé mais capable tous les soirs d’aller à son bureau mettre des mots sur le jour qui finit, c’est lever un voile sur le mystère du grand âge, du très grand âge que l’on coudoie aujourd’hui trop souvent en aveugle. En effet, loin de la maladie et de la souffrance physique, c’est contempler la vie, produisant jusqu’à sa fin ses éclats, ses prouesses. De son horreur viscérale de la vieillesse et de la mort Green n’aura pas été châtié : on croirait bien au contraire que ces deux maléfices ont été convoqués dans son cas pour témoigner que la vie ne lâche pas la partie, que la créature vivante est faite non pour la mort, mais pour la vie, et que cette dernière elle l’attend encore et encore de ce qui l’entoure :

– Le corps faiblit, mais les yeux avant de s’éteindre, les oreilles avant d’être murées captent les aubes et les couchants, les voix et les musiques. La peau peut encore vibrer aux caresses de l’air et de la main. Le Journal vespéral célèbre encore pathétiquement la douceur de la sensation.

– La mémoire se retire, mais celle des émotions étonne par sa fidélité et invente d’adorables stratégies pour que revivent les instants de bonheur. Il y a du Proust dans les derniers journaux de Julien Green.

– L’Histoire s’éloigne et ses menaces : elle est donc mieux dominée, encore plus vivement dénoncée dans une colère qui exalte et soulage l’individu et tous ses frères.

– Le Temps se vide, mais peut permettre enfin de prendre son temps, pour l’inaction, l’attente, la rêverie, la contemplation, peut-être pour la prière.

– L’avenir est bouché par la mort, mais comme on ne sait « ni le jour ni l’heure », pourquoi ne pas penser en attendant à ce qu’on va laisser, si démuni soit-on, et, si l’on est écrivain, à sa postérité, si l’on est croyant, à son salut ?

Vision utopique ? Pas tout à fait, nous prouve le Journal vespéral de Julien Green. Vision anthropologique fondée sur un modèle humain exceptionnel ? Oui, mais qui peut mesurer exactement, même si l’épuisement est là, dans quelle mesure palpite encore dans le vieil homme la vie du corps, du cœur, de l’esprit ? Julien Green, dans son Journal vespéral, ne parle pas en littérateur mais en simple vivant, et pourtant ses mots, ses phrases, ses images transparentes éclairent, émeuvent, convainquent, poursuivant jusqu’à la fin ultime le rôle de l’écriture greenienne : aider au-delà de tout mensonge à prendre soin de la douleur des hommes pour en sauver la dignité.

6 mars 2020, par Carole Auroy-Mohn

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