Études greeniennes n° 6. Julien Green et les rêves du corps

Introduction, par Carole Auroy.

Soif térébrante, éblouissement révérenciel… La violence des émotions que déchaîne, dans l’œuvre autobiographique et romanesque de Julien Green, l’apparition des corps est le site d’un faisceau d’énigmes. L’énigme est d’abord celle d’un désir, vertigineux, qui oscille entre l’appel de la beauté et la fascination par la laideur ou la cruauté, qui caresse le mirage d’une humanité asexuée et réclame des festins sensuels, tandis que plane le « rêve immémorial d’une humanité déchue, la volupté qui arracherait l’homme à la terre sans le laisser retomber » (Partir avant le jour). L’interrogation psychologique se double d’une perplexité morale et métaphysique devant la frontière vacillante sur laquelle se perd l’innocence du regard sur le corps, d’une méditation religieuse sur la « bénédiction redoutable » qui sanctifie la chair (Mille chemins ouverts), d’un étonnement enfin devant la puissance de l’art, qui à la fois idéalise la beauté des corps et éveille l’expérience ravageuse du durus amor. Aux apparitions du corps de l’autre est intriquée la révélation du corps à lui-même, qui se prolonge dans la découverte spéculaire de son image et aussi lorsque se dissolvent ses propres limites, en des expériences d’ivresse panique ou de contemplation extatique vécues au sein de la nature.

Les premières études ici rassemblées portent sur les romans, qu’embrasse dans une grande ampleur l’article de Marie-Françoise CANÉROT sur le corps et la jouissance. Contre les lectures courantes de l’œuvre de Green, trop étroitement sensibles aux interdits qui pèsent sur la sexualité, et sans nier l’action mortifère que cette répression exerce chez maints personnages, elle fait ressortir l’expression d’un émerveillement de la chair et d’une exaltation du désir, jaillissement audacieux d’énergie vitale et puissance d’ouverture à l’autre. Cette audace, est-il montré, anime l’écriture elle-même, une écriture fantasmatique, et même physique, qui sait s’installer par le retardement de la jouissance dans le temps long du désir.

Les épiphanies d’une chair glorifiée ne dispensent pas de sonder les représentations les plus sombres de l’aliénation corporelle ; le classement des études suivantes selon le fil chronologique de l’œuvre romanesque rend sensible le long combat que se livrent dans l’écriture l’angoisse et l’éblouissement. Alain ROMESTAING décrit dans Léviathan un « cauchemar de l’incarnation », qui prend une humanité déchue au piège de corps dont les comparaisons animales exacerbent la présence : il éclaire cette terreur en renvoyant à l’élaboration médiévale de la notion de bestialité, en laquelle l’homme projette et rejette sa part incontrôlable. Les déchaînements de la brutalité ont certes un effet dynamisant : la crise qu’ils génèrent révèle aux personnages, arrachés à l’enlisement, que leurs aspirations ne se bornent pas aux satisfactions sensuelles. Mais cet arrachement ne se laisse pas pour autant décrire comme libérateur. La bestialité, dans Léviathan, est « une sorte de moteur à explosion, source d’énergie dangereuse pour les personnages et le récit ».

Le péril n’a pas déserté Minuit, « roman du songe et de l’âme » que Jean-François BOURGAIN lit, aussi, comme un « roman des corps ». Mais l’imagination, explorant le partage entre la condition charnelle et la condition spirituelle, s’y déploie sur un mode ambivalent. Entre la fascination et l’effroi que suscite la rencontre des corps, la gamme des sensations de malaise inclut toujours la répulsion devant une inquiétante animalité ; cependant, une grâce se révèle, dans l’étrangeté du regard sur soi-même ou l’exploration du corps de l’autre. Le sens du mystère se creuse au cœur du désir, tandis que l’onirisme prend à charge de résoudre la tension entre l’ivresse charnelle et l’aspiration angélique.

À la problématique du désir se conjugue celle de l’identité. La migration fantastique du héros de Si j’étais vous… d’une enveloppe charnelle à l’autre soumet cette double question à une investigation imaginaire que j’ai suivie dans ma propre contribution à ces « Études ». Malheureuse est toujours l’habitation de corps en souffrance et l’évasion magique offerte au protagoniste n’ouvre aucune issue à l’aliénation. Mais le roman, mettant à l’épreuve les limites du dualisme, invite la réflexion à glisser – ici encore – de la notion de corps à celle de chair : en elle se pressent le secret d’une réparation de l’identité, dans sa relation à l’extériorité du monde et à l’altérité.

Mais c’est de nouveau le tragique qui domine dans la lecture que Michel DYÉ propose du Malfaiteur, dont les protagonistes, un homme et une jeune fille, sont épris du même individu décevant. Les rêves du corps prennent chez l’un la forme d’un rêve de beauté éveillé par l’art et déclencheur d’une quête de plaisir vouée à l’amertume ; chez l’autre, des scénarios nocturnes traduisent des fantasmes et des conflits psychiques violents. Dans les deux cas, les misères de la passion sont à peine allégées par la perception d’une présence christique aimante, qui ne conjure pas l’ultime jaillissement de la pulsion de mort.

La profondeur et la complexité des expériences imaginaires menées dans la fiction sur le rapport au corps ressortent puissamment lorsqu’on les confronte aux hantises qui s’expriment dans le Journal de Green entre la vingtième et la soixantième année - soit dans la période où éclate avec le plus de violence le conflit entre les tentations charnelles et les aspirations spirituelles. Luria Rebeca Serban perçoit certes dans ce Journal l’affirmation d’une bénédiction qui fait du corps un objet d’admiration et de respect, et d’une solidarité entre le corps et l’âme qui rend impossible la dissociation de leurs aventures respectives. Mais elle montre qu’obstinément jaillit la plainte de l’humaine condition charnelle et de son aliénation au désir physique.

Du corps, enfin, les statues parlent. Cette formule donnait son titre au catalogue d’une exposition photographique réalisée par Julien Green en 1991 à la Glyptothèque de Munich. Thomas EDELING y scrute le mystère du corps, dont le sens est irréductible à l’apparence physique, en s’appuyant sur les réflexions de Merleau-Ponty sur son double statut, « voyant » et « visible ». De l’analyse de l’éclairage et de la mise au point ressort la fonction signifiante majeure de l’élément voyant dans les photos, au détriment de l’élément visible ; le corps humain peut même s’absenter de certaines d’entre elles, sans que se dissolve sa présence, présupposée par la fabrication et la disposition des objets photographiés. C’est ainsi une « nouvelle visibilité » qui se dévoile, par l’interaction entre le voyant et le visible.

Des éclairages divers vont donc être projetés sur la dramaturgie des corps dans l’univers greenien, sur l’esthétique de leur représentation, les expériences de conscience dont ils sont les supports et les interrogations éthiques que fait jaillir l’habitation d’une demeure de chair. Sans prétendre épuiser le vaste champ d’étude ouvert à une multitude d’approches, poétiques, phénoménologiques, psychanalytiques, théologiques, on espère initier ainsi une réflexion d’ensemble sur les questions que soulève dans l’œuvre la condition corporelle.

14 février 2016, par Carole Auroy-Mohn

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