Les formes d’esquive de l’indicible, et les histoires secrètes
Consciemment ou non, le romancier contourne fréquemment l’indicible. Et tout d’abord, la première esquive est celle du mot lui-même. Le terme « homosexualité » est totalement banni de l’oeuvre, excepté quelques occurrences dans les tout derniers tomes du Journal . L’allusion plus neutre à la « sexualité » n’est d’ailleurs pas davantage greenienne. Ce sont les mots « désir » et « faim » qui appartiennent en propre au lexique de l’écrivain. II les investit d’une charge érotique intense, et préfère ces vocables plus poétiques, plus concrets et moins scientifiques. Il se méfie des mots qui par leur précision « médicale » anéantissent cela même qu’ils voulaient suggérer :
II arrive qu’en nommant les choses on les frappe en plein cœur d’un coup irrémédiable. C’est ce qui fait, par exemple, la pauvreté des romans pornographiques ; le contenu de ces livres se détruit lui-même.(Jouma/, 4 avril 1933, IV, p. 235)
S’il est moins abstrait, et en un sens dissimule la brutale réalité sexuelle que l’écrivain veut éviter, le registre de la dévoration qu’il affectionne, suggère aussi la violence, le lien fondamental qui s’impose à son esprit entre l’érotisme et le meurtre, la passion et la cruauté, le désir et le mal.
A cet aspect lexical de l’esquive s’ajoutent les procédés d’écriture qui visent à détourner l’interprétation des romans de cet indicible redoutable. Visiblement Julien Green attache beaucoup d’importance aux titres, sous-titres et épigraphes de ses romans . Or, on constate que ces éléments péritextuels orientent volontiers le lecteur, par le commentaire auctorial qu’ils représentent, vers un sens philosophique ou religieux . Le premier roman abordant le sujet délicat de l’homosexualité ne s’intitule ni Claude, ni Denis, ni « les amitiés particulières », maisL Autre Sommeil, titre explicité par l’épigraphe de Pascal :
Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir.(L’Autre Sommeil, I, p. 815. Ce texte est celui de l’édition Brunschvicg n°434)
Ce texte cité par Julien Green met l’accent sur la dimension métaphysique du récit, sur l’irréalité du monde visible, et l’espoir d’un envers divin du monde , et il contribue à éclairer le caractère rêveur, visionnaire du héros de l’histoire et non sa découverte d’une nature homosexuelle. De même, le titre Moka infléchit la lecture vers le rôle du personnage féminin et Julien Green préfère jouer sur l’ambivalence de son prénom (Le nom de Moka est celtique , forme irlandaise du nom de Marie. C’est aussi l’un des noms donnés par les Grecs au destin. Voir III, p. 1533) plutôt que de faire allusion à l’histoire secrète . Chaque homme dans sa nuit fait appel à un vers de Victor Hugo extrait des Contemplations (« Ecrit en 1846 », Oeuvres poétiques, Bibi de La Pléiade, t. II, p. 674) dont la résonance est d’ordre religieux (la seconde moitié du vers a été tronquée : « Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière » écrit en effet Hugo), et ne comporte aucune trace, même allusive, de l’indicible. Seul le Malfaiteur possèderait-il un titre explicite ? Pas tout à fait cependant, car l’ironie que recèle ce titre lui conserve un sens ambivalent : « C’est un malfaiteur aux yeux de ceux qui osent le juger », note l’écrivain dans son Journal, « Le titre est donc ironique, me dira-t-on. Oui, certes, mais d’une ironie amère » . Ajoutons enfin que Sud ne se réfère qu’au décor mythique de la Guerre de Sécession qui menace les personnages de la pièce, mais nullement au drame de lao Wiczewski amoureux d’Eric Mac Clure, et que l’épigraphe prudente de la pièce cite Aristote (« La purification d’une passion dangereuse par une libération véhémente . C’est ainsi qu’Aristote définit la tragédie et je ne pense pas pouvoir donner de meilleur résumé de la pièce qu’on va lire »).
Abordons à présent la fuite devant le thème lui-même. Une étude de la genèse d’Epaves, assez complexe, nous révèle que le projet primitif de Julien Green, confié à Gide le 24 septembre 1929, était le « récit d’un chercheur d’aventures nocturnes dans le Paris de notre époque » . Le 4 septembre 1930, il note dans le Journal son désir d’écrire un livre à la première personne, pour l’accent de vérité que donne cette forme. On comprend que le précédent ouvrage, L’Autre Sommeil , avait ouvert la voie à un roman de nature autobiographique. Pourtant il ne sera pas écrit, et il ne restera du projet primitif que des lieux bien connus de l’auteur, le quartier du Trocadéro, où erre le protagoniste, dans ce Paris nocturne où l’auteur cherchait des aventures masculines. Dans Epaves, ces errances changent totalement de nature. Philippe, bourgeois indolent et narcissique, rôde sur les berges de la Seine par ennui, et il y découvre sa lâcheté , comme le héros de La Chute de Camus, en ne portant pas secours à une femme qui appelle à l’aide. Le livre est finalement centré sur cette prise de conscience et sur la peinture d’une famille bourgeoise où s’étiolent des êtres sans consistance . Il a donc changé d’orientation ; nulle trace ne demeure des « aventures nocturnes » telles qu’elle étaient conçues au départ. Mais il reste ces errances troublantes de Philippe. Nous percevons là une sorte de d’ambiguïté dans la structure psychique de ce personnage, et cette ambiguïté permet de déceler, à l’origine même du roman , le refoulement de l’indicible. Le Journal confirme notre impression, lorsque Julien Green évoque des souvenirs des années 1923/1924 :
Je passais presque toutes mes soirées dehors, dans cet éclairage, dans ce silence et dans cette solitude où rôdait le démon. Pensé à l’indéniable charme de cette vie dangereuse, la beauté mêlée au mal, l’immense rêverie qui me faisait aller de Passy aux quartiers les plus lointains, à pied. (Journal, 10 juillet 1947 , IV, p. 970)
Le personnage de Philippe en cache un autre : « il pourrait être », écrit Jacques Petit, « le héros d’un autre roman, celui d’un être errant en secret, à l’affût d’un hasard, souhaité et redouté à la fois. Cet aspect est comme l’envers - et la vérité - que nous devinons à peine, de ce caractère ordonné et ennuyé (L homme qui venait d’ailleurs, éd. Desclée de Brouwer,1969, p.123) ». Epaves occulte donc cette histoire souterraine qui devait nous être contée, et dont l’incipit du roman nous laisse deviner ce quelle aurait pu être, la première image étant toujours chez le romancier l’élément déclencheur de l’inspiration. En dépit de cette origine suspecte du personnage, la narration va développer une histoire dicible, celle de sa lâcheté . Parfois le lecteur subodore une transposition de l’indicible. Mais celle-ci s’opère d’elle¬même dans l’imaginaire du romancier, si l’on en croit son violent refus de tout procédé artificiel. Ainsi note-t-il en 1931 :
A propos de l’inversion en littérature, Gide parle des difficultés qu’il semble y avoir à aborder ce sujet dans une oeuvre d’imagination. II en résulte des camouflages plus ou moins habiles. De tout temps, les écrivains ont eu de ces ruses. Alors, que de livres camouflés, que de demi-aveux nous ne comprenons même plus !(Joumal, 30 novembre 1931, IV, p. 141)
En dépit de la légitime réserve que l’on peut manifester devant de telles affirmations, la technique d’écriture de Julien Green rend peu vraisemblable en effet un dispositif calculé de camouflage. Le non-dit se fraie un chemin dans l’univers fictionnel à la faveur d’une sorte d’état hypnotique, et c’est après coup seulement qu’il s’étonne de retrouver 5a vérité dans son oeuvre romanesque :
Il n’y a que ce que je passe sous silence qui s’exprime dans mes romans (c’est même pour cela que mon vrai journal se trouve enfoui dans ce que j’invente).( Journal, 31 octobre 1946, IV, p. 946)
La création romanesque, parce qu’elle surgit des profondeurs de l’être que l’analyse consciente n’atteint pas peut capter son secret et même lui apporter une sorte de révélation sur lui¬même :
Je voudrais dire la vérité sur moi-même.(...) Je. ne vois guère d’autre moyen de m’en tirer que d’écrire un roman
A condition, bien sûr,. de faire la part de la boutade dans cette affirmation, et , par ailleurs, de ne pas assimiler totalement « dire la vérité sur soi-même » et « dire son homosexualité », car il serait réducteur de les faire coïncider.
Pour citer quelques exemples des secrètes transpositions de l’indicible, notre curiosité est parfois éveillée par l’expression peu féminine du désir chez certains personnages féminins. C’est le cas, dans Le Malfaiteur où Hedwige, rêve de celui qu’elle aime en toute innocence :
Il était nu devant elle. Son corps brillait pareil à celui d’une idole, et elle voyait sa poitrine et ses flancs palpiter comme sil avait couru, mais il ne bougeait pas :il attendait. Une expression singulière passa sur ses traits, d’abord dans ses prunelles bleues où elle crut lire un défi, puis sur lèvres charnues qui se tendirent un peu, en un sourire féroce. qui montrait des dents d’une blancheur enfantine.(Le Malfaiteur, III, p. 361)
On pourrait faire la même remarque à propos de l’ héroïne de Minui4 après la découverte de Serge endormi :
Elle se redressa brusquement, les oreilles pleines de la rumeur de son sang et les joues brûlantes. Tout à coup, la peur l’avait prise de ce qu’elle sentait en elle de nouveau, de ce vertige et de cette faim, et elle se demanda si elle ne devenait pas folle.(Minuit,Il, p. 557¬558)
Dans Si j’étais vous, la passion d’Elise pour Camille, marié à sa cousine Stéphanie, présente un intérêt particulier sur ce plan, car ce personnage féminin apparaît comme une projection masquée de l’écrivain par la violence du sentiment religieux qui l’habite et qui entre en conflit avec son amour interdit. En outre, le protagoniste du roman, Fabien , qui voyage d’âme en âme grâce au don diabolique qu’il a reçu, songe un instant à s’incarner en la jeune fille pour se faire aimer du beau Camille sous cette forme féminine et trouver enfin le bonheur. Fabien voit en Elise , non une femme qu’il pourrait aimer, mais une sorte de double de lui¬même dans lequel il rêve de se fondre, évoquant ainsi une tentation androgynique de l’imaginaire greenien.
Malgré le nombre de personnages féminins quelque peu ambigus et marqués par des traits physiques et psychologiques virils, le pouvoir déplaisant que ces personnages exercent sur des êtres jeunes ne peut guère s’expliquer que par la volonté de puissance assortie de sadisme et parfois de cupidité , comme pour Mme Legras d’ Adrienne Mesurat ou Mme Londe de Léviathan. On ne peut guère citer qu’un seul personnage féminin susceptible de représenter l’homosexualité, c’est celui de Melle Ott, dans L’Autre. Karin , dont l’aventure amoureuse avec Roger constitue le sujet du livre, conserve à l’égard de cette femme qu’elle a connue dix ans plus tôt, une mystérieuse rancune , et elle se venge en la faisant mourir d’une crise cardiaque. La fin tragique de ce mystérieux personnage demeure assez ambiguë. Néanmoins, si ce drame de l’ombre nous intéresse ici c’est que se trouve mis en question dans cette transposition féminine le rôle de louche intermédiaire que joue Melle Ott dans un certain milieu interlope et non ses relations avec Karin. Sans doute Karin lui en veut-elle, non de l’avoir séduite, mais d’avoir éveillé en elle la conscience de sa sensualité en facilitant des rencontres. C’est donc Karin, en fait, et non Melle Ott, qui représente l’amour interdit. L’homosexualité de Melle Ott peut sans doute être perçue comme un subtil effet de brouillage, et presque un « leurre », au sens où l’entend Roland Barthes, alors que l’indicible le plus brûlant se trouve caché par les amours coupables de Karin avec les Allemands pendant la Seconde Guerre Mondiale. La source autobiographique est éclairée par le Journal, à la date du 15 décembre 1969 : « Dans mon roman, le démon fait voir à Karin la plage de Klampenborg offerte à toutes ses faims. Je n’ai qu’à me souvenir... la mémoire est là , toute prête, hallucinante. » . La mémoire est celle de cette libération sexuelle violente qui fut celle de Julien Green en Allemagne , puis en Suède durant la décade qui précède la guerre. De l’indicible de ces souvenirs il a nourri la faim de Karin :
Ce que furent les jours qui suivirent peut s’imaginer facilement. Les bains publics de Hambourg où nous nous arrêtâmes d’abord offrirent à mes regards émerveillés la plus belle jeunesse qui fût sur terre, si l’on aimait comme moi les statues grecques, la peau dorée, les yeux clairs. Je crus rêver. L’eau ruisselait sur ces membres parfaits comme pour mieux me faire voir ce que je n’avais encore jamais vu qu’en marbre ou en bronze, et je crois qu’en effet quelqu’un me montra tout cela pour m’ensorceler et me perdre, comme jadis je fus instruit par Les Porteurs de mauvaises nouvelles (...)(Journal, V, p. 542).
Parmi ces procédés d’esquive, il faut faire une place à part à ce que l’auteur nomme « les histoires secrètes » . Citons ici Moka roman publié en 1950 où Julien Green met en scène un jeune puritain américain du début du siècle qui tue par fanatisme religieux la jeune fille qui l’a fait tomber dans le péché. Ce roman a pour décor l’Université de Virginie que l’écrivain a fait revivre en transposant ses souvenirs d’étudiant. Il avoue qu’il y a beaucoup de lui en Joseph, mais c’est surtout son fanatisme des années 20 et son ignorance de la sexualité qu’il projette en son héros « obsédé à la fois de religion et de désirs » (Journal,9 septembre 1948,IV,p. 1030), car ce garçon un peu rustique, par ailleurs ne lui ressemble guère :
J’ai relu ce que j’ai écrit de mon roman. Comment ne verrais-je pas que c’est la transposition de ma propre histoire ? L’éternelle lutte contre soi-même. J’ai mis en scène un protestant comme on prend un pseudonyme, mais ici je me cache très visiblement, si je puis dire (Journal, 1er mai 1949, IV,p.1074)
Cependant, si Julien Green se « cache visiblement », c’est aussi parce que derrière le sujet apparent se dissimule un autre sujet secret dont il révèle l’importance à la date du 24 mars 1950, au risque de surprendre et même de désorienter le lecteur : « L’histoire de Joseph et de Praileau, vrai sujet du livre... ». Bruce Praileau qui a d’abord provoqué Joseph au point de déchaîner sa violence, mais qui, par la suite le protège avec discrétion est sans nul doute, une image romanesque de Mark. Il n’ apparaît pas seulement à l’arrière-plan, mais il joue un rôle non négligeable dans le destin du protagoniste. Une scène en particulier mérite l’attention, celle du combat au début du roman : exaspéré par l’arrogance de l’étudiant et ses provocations, Joseph l’oblige à se battre , et comme il réussit à le dominer brutalement, il éprouve une sensation de bonheur :
Subitement une joie folle l’envahit à se sentir si fort et il eut l’impression d’assouvir une faim mystérieuse (Moira, III, p. 24)
Joseph n’est pas en mesure de comprendre ce qui se passe en lui, mais cette scène de corps à corps est née de l’expérience personnelle de l’auteur, et s’éclaire lorsqu’on lit dans le second volume de l’autobiographie de Julien Green, Mille chemins ouverts, le récit qui constitue la clé de cet épisode romanesque : Julien Green raconte alors qu’il s’est battu avec un camarade aspirant qui l’a offensé , et découvre l’ivresse physique, presque la volupté de le soumettre : « J’étais loin de me douter, ajoute-t-il, que, des dizaines d’années plus tard, Sud et Moira devaient sortir en partie de ce moment singulier .(Mi//e Chemins Ouverts, V, p. 996) ». Il est clair que la bataille de Joseph avec Praileau est un souvenir de cette scène (à laquelle il fait encore allusion dans son Journal, le 20 décembre 1961) et qu’il faut y lire une sensualité masquée. L’expression « une faim mystérieuse » ne permet aucun doute lorsqu’on connaît la valeur sexuelle de ce vocable chez Julien Green.(notes de V, p. 1635-1636) . Il ira même jusqu’à écrire dans son Journal, le 23 septembre 1950 : « la bataille au bord de l’étang est en réalité une scène d’amour. » . La scène à coup sûr annonce dès le début du livre le crime final, puisque Joseph fait mine d’étrangler Praileau .Cependant sa portée structurelle et psychologique ne se limite pas là, et elle met en place l’histoire seconde, tout le non-dit qui donne à ce roman son épaisseur secrète et son ambiguïté . Joseph ne comprend pas l’attirance qu’il éprouve pour Praileau, il est obnubilé par sa colère et c’est uniquement au dénouement, lorsque son camarade lui propose de l’aider à fuir, qu’il comprend confusément le sens de son attitude singulière envers lui. L’avant-dernier chapitre se termine par le refus de Praileau d’avouer ses sentiments - encore une scène d’aveu impossible - mais Joseph fera transmettre un ultime message au mystérieux camarade, un message dans lequel rien n’est vraiment dit, et qui se résume à une phrase en apparence incompréhensible : « Tu lui diras simplement que ce n’était pas possible » (Moira, III, p. 193). Comment faut-il décrypter ce message ambigu ? N’y a-t-il pas lieu de lire, au-delà du refus de se sauver, une réponse négative à la muette prière de Praileau, et une conclusion à leurs impossibles relations enfin compréhensibles pour lui ? (voir III,p. 1574) . Ainsi l’indicible intervient-il dans la structure complexe du roman où deux histoires se superposent et se mêlent , tout en demeurant si discret qu’il peut aisément passer inaperçu du lecteur.
L’écrivain a pris conscience dès cette époque de l’infiltration sournoise de l’indicible dans ses romans, élément inconscient peut-être, mais qui finit par se révéler à lui par sa récurrence obsédante :
Depuis 1930, presque tous mes romans contiennent sous-entendue une histoire secrète qui transparaît aux yeux de qui sait voir. II y a celle de Philippe dans Epaves, celle de Serge dans Minuit, celle de Praileau dans Moira, et c’est même cet élément secret qui semble conditionner le reste, qui fait que je peux écrire mon livre, le mener jusqu’au bout. (Journal, 21 juillet 1950,IV,p. 1168- c’est moi qui souligne).
Ainsi l’histoire secrète serait, si l’on en croit cet aveu, plus importante que l’histoire apparente, et c’est elle qui serait à l’origine de l’impulsion créatrice même. Comme l’idée du « Rôdeur » a déterminé la genèse d’Épaves, Moira a surgi du souvenir d’un amour indicible , caché au coeur du roman qui devait être celui d’un fanatique. Quant à l’histoire secrète de Minuit, à laquelle Julien Green fait allusion également, elle introduit l’inexplicable dans un contexte déjà très irrationnel , et constitue donc un indice assez peu apparent de l’inavouable secret du romancier . L’aventure de Serge avec Elisabeth qu’il entraîne finalement dans la mort, semble en dissonance avec la personnalité cachée du jeune séducteur, car ses relations avec son protecteur, le sinistre aveugle M. Bernard, sont quelque peu équivoques. Dans l’interprétation allégorique qu’il donne du roman en 1949, Julien Green définit Serge comme « l’instinct sexuel sous sa forme la plus attirante, ii est ce qui éblouit le coeur par ie secours des sens. » (Journal, 4 février 1949,IV,p. 1061) et la création du personnage recèle, de l’aveu même de l’écrivain, une confidence voilée. Le propre de ces fameuses « histoires secrètes » , est qu’elles désorientent, puisqu’elles font allusion à autre chose qu’à ce qui est censé être dit. Citons ici un texte fort éclairant du romancier qui devait servir de préface au Visionnaire et fut finalement écarté :
Le lecteur le moins attentif n’aura pas manqué de pressentir à la lecture de n’importe quel roman le roman qu’il aurait pu être et dont les éléments épars subsistent dans le texte qu’il a sous les yeux. Cà et là une phrase, deux ou trois mots parfois, indiquent le premier tronçon d’un chemin qui n’a pas abouti. Tel geste nous paraît arbitraire qui, dans une première version, éclairait un personnage supprimé par la suite. J’avoue, pour ma part, que de telles négligences m’enchantent. Il est entendu que, dans un livre bien fait, ce qui est abandonné du plan primitif ne doit point reparaître ; mais qui n’éprouverait du plaisir à trouver un coquillage au sommet d’une montagne ? (« Comment j’ai écrit Le Visionnaire », texte publié le 3 novembre 1933 dans les Annales politiques et littéraires, tome II, Notices, notes et variantes, p. 1389)
De l’indicible au dicible, les dernières réticences
Les histoires secrètes ne doivent pas nous dissimuler la lente progression de l’oeuvre vers une révélation de l’indicible , et il faut s’attarder un instant à L’Autre Sommeil, récit qui joue un rôle exceptionnel à plus d’un titre dans l’oeuvre de Julien Green. Publié en 1931, cet ouvrage a été écrit après les oeuvres de la violence exacerbée , Mont-Cinère, Adrienne Mesurat et Léviathan. C’est un roman transition, comme Epaves qui le suit . Tous deux sont des romans que l’on qualifie d« < immobiles » par rapport au déchaînement de passions qui précède. L’Autre Sommeil , à mi-chemin entre roman et nouvelle , rompt avec les romans qui ont fait la notoriété de Green par les éléments de nature autobiographique qu’il recèle et son atmosphère de mélancolique et amère rêverie. Le héros-narrateur, par sa découverte de ses penchants homosexuels et sa nature de visionnaire a bien des traits communs avec son créateur, en dépit du fait que l’histoire soit imaginaire. Ce qui nous intéresse particulièrement ici est le fait que l’indicible y est vu pour la première fois en transparence derrière le voile d’une imagination onirique et poétique d’une réelle séduction. Au sein de ce récit à la première personne, s’inscrit en abyme un rêve où le motif du double gémellaire reprend ce thème sur le plan esthétique . Le narrateur se voit en rêve dans une chambre où reposent deux corps nus qui dorment côte à côte. Ils sont d’une parfaite beauté et semblent l’image de la paix et du bonheur. Denis a l’impression de se confondre avec ces deux êtres et d’être à la fois l’un et l’autre . Le thème du double a toujours hanté l’écrivain. Dans son Autobiographie, Julien Green raconte qu’il avait imaginé l’histoire de deux jeunes gens, Jean et Sébastien qui ne pourraient absolument pas vivre l’un sans l’autre. Il y a finalement renoncé, malgré la richesse des symboles susceptibles de se rattacher à un tel thème et qui étaient bien faits pour le séduire. Dans L’Autre Sommeil, le rêve du dédoublement, par son ambiguïté se prête aussi bien à une interprétation métaphysique qu’à une allégorie de l’amour homosexuel. Le visage pacifié des dormeurs pourrait symboliser une conquête de l’unité intérieure, le bonheur parfait d’une réconciliation avec soi-même. La découverte de l’amour homosexuel n’est en effet qu’un des éléments de la quête libératrice aboutissant à une révélation de soi et sous-tendue par une inquiétude métaphysique qui transforme le récit en une méditation sur la mort. Mais les commentaires du narrateur sur son propre rêve nous orientent bien vers un questionnement concernant la nature de ses désirs :
Ce rêve m’instruisit mieux sur ma vraie nature que toutes les méditations et les gestes dictés par mon désir. Je sus que j’étais voué aux sens. Ainsi apparaissaient les premières limites imposées à mon être.(L’Autre Sommeil, I, p. 840)
Julien Green parle dans son Journal, à l’époque où il rédige ce roman du projet d’un livre où il pourrait se dire tout entier, se délivrer :
Si j’avais le temps, j’écrirais le récit détaillé de ma vie à partir de douze ans. On aurait ainsi un document sur le développement des passions chez un jeune homme. Il serait curieux de suivre phase par phase et presque jour par jour la lutte de l’instinct et de l’éducation. Que d’années passées à chercher la vraie nature de la personne que je suis ! (Journal, ler décembre 1929)
Cette confidence du diariste laisse peu d’équivoque sur les intentions secrètes de l’écrivain dans L’Autre Sommeil, esquisse d’autobiographie de ses songes plutôt que de sa vie, surtout à une époque où ses proies amoureuses ne sont plus des rêves, mais où néanmoins ce premier aveu de l’indicible est essentiel sous les voiles oniriques qui le protègent encore de l’indiscrétion. Jacques Petit, dans son introduction au roman a raison de nous mettre en garde contre la tentation de voir dans l’atmosphère onirique un procédé de l’écrivain : « II faudrait dire que l’atmosphère de ce récit, le rêve, n’est point créé pour atténuer le sujet ; elle est sans doute la part autobiographique la plus authentique, elle dit la nostalgie religieuse. » (I, p. 1210). On a bien envie de croire le commentateur en effet, car ce sfumato est une des caractéristiques de l’écriture greenienne. Le héros du récit n’est pas un mystique, mais un visionnaire qui se complaît dans un monde intermédiaire entre le rêve et le réel qui lui permet de fuir la cruauté de la vie . Julien Green tente ici, non de masquer la crudité des mots, mais de faire revivre cet univers magique des songes poétiques où il s’immergeait , étant adolescent, pour fuir magiquement une situation intolérable. Qu’il ait voulu « traiter loyalement le sujet », il le dit en 1930 au moment de la parution du roman , et il est certain qu’il a pris la mesure du risque encouru par son aveu :
Si j’hésite à parler de l’amour du héros pour un garçon, je fausse la vérité, et pour avoir l’air de me conformer à la morale admise, je commets un acte de prudence qui me fera perdre toute mon estime de moi-même.(Joumal, 29 mars 1930, IV p. p. 64)
Le problème est cependant qu’ après l’aveu de L’Autre Sommeil, il faut attendre presque vingt ans pour que l’écrivain aborde de nouveau le thème homosexuel dans Moka, et en outre dissimulé dans l’histoire secrète de Joseph et de Praileau. Pourquoi ce nouveau recul devant l’indicible ? C’est que Julien Green doit à présent franchir un autre seuil dans l’aveu, car, dans l’intervalle, revenu à la foi de son adolescence, l’écrivain est en proie aux tourments d’une conscience déchirée. II doit dès lors aborder le problème sous un angle religieux beaucoup plus douloureux. Sans doute est-ce donc ce conflit intérieur, aiguisé par son retour à l’Eglise en 1939, qui a poussé le romancier vers la voie nouvelle d’une inspiration fantastique . Le Visionnaire, Minuit, Varouna et Si j’étais vous sont sortis de ce long détour vers l’irréel .
Le silence sur l’indicible qui sépare L’Autre Sommeil de Moïs est malgré tout difficile à comprendre si l’on ne tient pas compte de la genèse du Malfaiteur. Ce roman a en effet été commencé en décembre 1936 et interrompu en mai 1938, sans que rien nous renseigne sur cet abandon subit. Nous savons seulement que le romancier commence Varouna un mois plus tard. Le Malfaiteur ne sera finalement mené à bien qu’en 1955. L’ introduction aux OEuvres Complètes chez Pion allègue, pour justifier cette longue interruption du roman, les événements internationaux de 1938. Dans un monde si chaotique, les problèmes individuels auraient eu moins d’importance selon Julien Green qui nous donne néanmoins une indication plus crédible : « je commençai bientôt un autre récit qui devait paraître en octobre 40 et qui est né d’un violent effort pour échapper au monde actuel, alors que Le Malfaiteur m’y plongeait. » (Notice du Malfaiteur, III, p. 1597) . Sans doute cherchait-il à échapper, non seulement au monde actuel mais à sa vie actuelle. Le Malfaiteur comportait alors, après des mois d’écriture acharnée , une grande partie du roman définitif, mais dès la rédaction de la Confession de Jean , le romancier ressentit un malaise. Alors qu’il est en train de l’écrire, il note dans son Journal :
Il arrive quelque chose à mon livre, je ne sais quoi, mais il m’inquiète ; et d’une manière impossible à exprimer, je devine qu’il le sait et s’en réjouit.(Journal, 17 novembre 1937,IV, p. 451)
Ce malaise, ces « mauvaises relations » avec son livre, proviennent en fait de ce que la Confession de Jean s’orientait vers l’autobiographie, ce qu’il refusait encore. Il comprend plus tard l’importance capitale de ce roman interrompu lorsqu’il relit son manuscrit en 1941, puis en 1944 :
Il y a ceci dans ma vie que je n’ai jamais aussi clairement compris qu’aujourd’hui : depuis quatre ans, je fuis devant le livre que je voulais écrire. Ces nombreux essais qui tournent court, comment n’en comprendrais-je le sens ? cela vient de ce que je n’ai pas publié Le Malfaiteur. Ecrire un livre ne suffit pas à libérer l’écrivain, il faut que le public sache. Tout ce que j’ai écrit depuis quatre ans, mémoires, journal, préfaces, conférences, a été écrit à la place d’autre chose.(Journa/, IV, 22 septembre 1944, p. 808)
Il regrette alors à plusieurs reprises de ne l’avoir pas publié. Pour les Oeuvres Complètes chez Pion, Julien Green , en octobre 1954, recopie le manuscrit, puis se remet au travail durant six mois pour le terminer. Il est achevé en juillet 1955. Une modification assez importante intervient alors. L’auteur a supprimé la fameuse Confession de Jean et fait passer le personnage d’Hedwige au premier plan. Il commente ces modifications en disant : « Dans Sud, je me suis efforcé de voir le sujet par les yeux du héros. Dans Le Malfaiteur, j’ai voulu comprendre la tragédie de l’amour impossible telle que la femme pouvait la concevoir ». De fait, l’aveu de l’indicible était sans doute plus aisé dans une pièce de théâtre dans laquelle l’auteur se sentait moins impliqué. L’aveu à la première personne, fait par un personnage romanesque masculin, lui paraissait encore impossible. C’est seulement pour l’édition Gallimard, au tome III de La Pléiade que Julien Green décidera, très tardivement, de réintégrer dans le roman le récit de Jean , à la place même où il se situait dans le manuscrit de 1938, tout en conservant le texte écrit en 1955 .Nous avons donc désormais entre les mains le texte intégrai en trois parties au lieu de deux. L’introduction de 1955, à laquelle nous faisions précédemment allusion, et qui fut très abrégée dès 1956, annonçait ainsi l’intention de l’auteur : « porter à l’attention de lecteurs sérieux un des aspects les plus tragiques de la vie charnelle de notre monde moderne, tragique parce qu’il engage d’une façon parfois violente toute la vie affective et qu’il touche gravement à la vie spirituelle. » ( Notice du Malfaiteur, III,p. 1597).
La genèse du Malfaiteur éclaire donc les hésitations de l’écrivain devant l’indicible entre 1930 et 1950. S’il lui a paru acceptable d’intégrer la Confession de Jean en 1973, c’est que dans l’intervalle, la représentation de Sud, la publication de l’Autobiographie, et de Chaque homme dans sa nuit a rendu cette intégration possible, et même sans grande portée. Sa suppression faisait d’elle une « histoire secrète » en creux , mais elle manquait à la compréhension et à l’équilibre du roman. C’est d’elle que dépend en effet le parallélisme des deux destins d’Hedwige et de Jean, tous deux enfermés dans le silence par l’hypocrisie de la société. Le Malfaiteur qui paraît finalement cinq ans après Moka, présente néanmoins , même appauvri par la coupure du récit de Jean, une avancée notable dans le domaine du dicibie. Le thème homosexuel est en effet considéré pour la première fois en fonction du problème social et non plus seulement existentiel qui se pose à l’homosexuel, et l’on peut percevoir dans le roman une certaine révolte de l’auteur, plus de réalisme et plus de maturité que dans les écrits précédents, bien que le combat avec l’indicible ait conduit Julien Green à reculer encore devant la confession du protagoniste..
Dans mon esprit, Jean est une victime comme Hedwige, avec l’innocence en moins, mais une victime malgré tout . C’est un malfaiteur aux yeux de ceux qui osent le juger. Le titre est donc ironique, me dira-t-on. Oui, certes, mais d’une ironie amère » (Journal, 26 mai 1956, V, p. 29)
Toutefois, dans les romans où le thème de l’homosexualité est véritablement abordé, essentiellement dans Le Ma/faiteur(1956) et Chaque homme dans sa nuit (1960), bien que l’indicible soit devenu dicible , on peut relever encore des procédés d’atténuation de l’aveu , et en particulier ce que nous appellerons un décentrement du thème traité. Le protagoniste n’est pas lui-même homosexuel , mais il est désiré, aimé par un ou des homosexuels qui ne figurent qu’au second plan, voire à l’arrière-plan. On l’a vu déjà dans Moka avec l’histoire secrète de Joseph et de Praileau où le thème reste très souterrain, mais où, cependant deux personnages sont épris de Joseph, puisqu’à l’histoire secrète de Praileau s’ajoute celle de Simon, dont le suicide reste mystérieux. Dans Chaque homme dans sa nuit, où l’on n’est plus dans le domaine de l’inavoué, on retrouve pourtant un processus de construction romanesque similaire. Le protagoniste Wilfred mène une vie un peu dissolue, mais il ne recherche que les aventures féminines .Cependant deux personnages masculins s’éprennent violemment de lui, son beau cousin Angus, et un prostitué homosexuel rencontré par hasard, le polonais Max, que ses problèmes religieux rapprochent de lui. Ces deux derniers personnages ont beaucoup de relief, et le drame de chacun d’eux occupe une place essentielle dans le roman. Max finira par tuer Wilfred sans avoir pu lui exprimer ses sentiments mais Angus ose faire l’aveu que le Praileau de Moïra s’était refusé à faire. Le thème est donc traité plus ouvertement, et pourtant c’est encore, pourrait-on dire, un éclairage oblique qui a été privilégié. Délivré de la composante homosexuelle dévolue à son cousin Angus, Wilfred est le personnage central du roman qui attire également , comme Joseph, hommes et femmes, mais qui, malgré ce charme ambivalent, n’est qu’un banal séducteur dont les scrupules religieux, permettent cependant d’aborder plus discrètement ceux d’Angus et de Max. Hétérosexuel, Wilfred n’en garde pas moins des traces suspectes de l’indicible. Ainsi l’épisode du gant perdu qui ouvre te roman mérite-t-il quelques remarques. Conduit de la gare chez son oncle mourant par le séduisant cocher Gheza, Wilfred n’ose pas lui demander de s’arrêter pour ramasser un de ses gants tombé sur la ’route. Il est littéralement paralysé de timidité devant ce garçon. Or, il s’agit là de ta résurgence d’un incident autobiographique .Dans une préface de 1973, Julien Green parlant de sa méthode de travail indique que cet épisode s’est imposé à lui contre sa volonté lorsqu’il écrivait ce roman. Il nous dit sa lutte contre le souvenir obsédant qu’il jugeait une histoire « idiote et mortifiante », et sa capitulation finale après maints essais d’écriture avortés :
Avec une mystérieuse insistance, quelque chose en moi me poussait à livrer ce petit bout de vérité si peu prometteur à mes yeux, mais le romancier est parfois aveugle. Finalement je cédai. Je me fis voir tel que j’étais à dix-neuf ans et racontai la singulière histoire. Ce fut alors que la volonté créatrice s’empara de ce rien avec une espèce de voracité, puisqu’il me fallait partir du réel de la vie ordinaire pour atteindre au réel de l’imagination. je pouvais alors, en toute liberté, aller de l’avant et me donner à l’indescriptible plaisir d’inventer-4111,p. 1634)
Ce mince épisode romanesque et l’étrange réaction de Wilfred ont beaucoup plus d’importance qu’on ne saurait d’abord le dire. Ils révèlent, au-delà des affinités évidentes de l’écrivain avec son protagoniste, les secrets enfouis dans le personnage. Dans son Autobiographie , quelques précisions éclairent le mystère des réactions de Wilfred. En réalité, le beau cocher somnole au moment de l’incident :
Ce fut alors que se produisit l’incident que j’ai raconté dans un roman. Un gant que j’avais posé sur mes genoux glissa tout à coup à terre, sur la route. Je le vis aussitôt et ne bougeai pas. N’importe qui d’autre, à ma place, eût secoué le garçon par le bras pour le réveiller, pour lui dire d’arrêter son cheval, mais moi, non. Secouer le garçon par le bras, toucher ce bras nu... Impossible. Alors il fallait donner de la voix, crier quelque chose. Mais non, cela aussi était impossible. Je n’osai pas, le garçon était trop beau.( Terre Lointaine, V,p.1064)
On peut dire que le brouillage romanesque consiste à attribuer ses propres réactions à un personnage hétérosexuel , ce qui contribue à rendre l’incipit du roman quelque peu énigmatique. On pourrait multiplier les occurrences de ces réactions « décalées » du protagoniste qui corroborent l’idée d’un personnage scindé dont l’histoire, du fait même de cette dichotomie, estompe l’aveu de l’indicible. Le fait qu’il y ait plusieurs personnages à la sensibilité homosexuelle produit un effet de dispersion prudente de l’éclairage romanesque : on note en effet la présence de trois personnages masculins amoureux de Wilfred, comme dans Moira on a trois étudiants épris de Joseph, tandis que les deux protagonistes sont fascinés par un personnage féminin. On notera en outre que la situation est exactement la même dans Sud.
Avec Le Malfaiteur, on peut considérer que jamais l’écrivain n’avait été aussi loin dans l’aveu. La Confession de Jean, théoriquement destinée à Hedwige , révèle la nature de ses passions et de ses tourments, la découverte de son homosexualité et ses premières expériences. Pourtant, l’impact sur le lecteur de cette violation du secret est quelque peu atténuée par l’éclatement du héros en deux figures masculine et féminine , les deux personnages étant également épris d’un bel indifférent homosexuel. L’effet de ce clivage est efficace , et la symétrie passionnelle est soulignée par le double suicide qui clôt le roman. Dans ce dédoublement de la passion amoureuse non partagée pour le même être, dans cette dualité androgynique de la figure centrale, on peut lire une volonté d’éclairer la similitude des deux formes d’amour, mais aussi une forme d’atténuation du dicible .
Les fluctuations de l’aveu et du secret, le jeu du dit et du non-dit confèrent sans nul doute à l’oeuvre romanesque de Julien Green une part de sa singularité. Une part, mais non toute, car , si l’autobiographie s’est beaucoup « faufilé » dans son oeuvre, pour reprendre une expression de l’auteur, la transmutation s’en est opérée dans le creuset de l’art. Le secret qui habitait l’écrivain et l’avait sans doute poussé à écrire ne pouvait se dire en dehors de la métamorphose artistique , non qu’il eût besoin de masquer sa vérité par une transposition esthétique, mais parce que pour lui cette vérité était mêlée à des éléments émotionnels, à des souvenirs si chers ou si douloureux que l’art seul pouvait les transcrire sans les altérer. Rien de commun chez lui avec la cérébralité d’un Gide.
Citant à plusieurs reprises le Corydon de Gide, Green affirme qu’en 1924 il ne trouva guère d’intérêt à ce livre qui « faisait alors beaucoup de tapage », et qu’il lut sans plaisir cet ouvrage dans lequel il ne reconnaissait pas ses problèmes (Jeunesse , V, p. 1447) . De son côté, Gide fut déçu par L’Autre Sommeil parce qu’il ne se passait rien entre les deux garçons : « mais, dit-il, ce n’est pas le livre important que j’attendais. On dira qu’il s’agit d’un amour platonique... » (Journal, 18 juillet 1930, IV, p. 74). Comme nous l’avons vu, Julien Green a besoin d’une atmosphère de rêve, non pour effacer la réalité de l’amour homosexuel, mais pour effacer celle de la vie . D’ailleurs le profond sentiment d’irréalité qui l’habite le fait glisser aisément de l’un à l’autre, et pas seulement par un procédé artistique, mais dans sa vision propre du monde. A l’origine de cette vision panique, il faut lire une fuite devant le réel tout entier, beaucoup plus qu’une fuite devant l’inavouable. L’écrivain vit dans un monde quelque peu magique. Même sa conception de l’invention littéraire est telle. Aussi le secret homosexuel sous ses différents voiles n’est-il qu’une des formes que prend chez lui l’immersion de sa conscience dans les rêves et les souvenirs, si profonde en vérité qu’aucun de ses livres n’échappe à une telle imprégnation. L’imagination créatrice a donc trouvé une source féconde dans les replis de la mémoire et de la sensibilité où sommeillait cet indicible pour lui faire exprimer toute sa fécondité. L’indicible est devenu chez Green le plus bavard des silences, alors que toute l’oeuvre converge vers un aveu qui éteindra la source vive de l’inspiration, après 1960, comme si ce secret retenu mais aussi distillé avait été l’aiguillon de son oeuvre. De l’indicible, on ne trouve plus guère de trace après L’Autre, et, dans ce roman de 1971 lui-même, les éléments autobiographiques sont devenus indiscernables pour un lecteur non averti , sauf en ce qui concerne la dimension religieuse du roman qui occupe le devant de la scène. Avec la petite héroïne du Mauvais Lieu, les thèmes greeniens sont méconnaissables sous leur travestissement . On reconnaît pourtant dans un contexte de pédophilie généralisé, ce pouvoir de l’innocente enfant d’attirer hommes et femmes, cette cristallisation des convoitises sur la beauté surhumaine de Louise. Ce pouvoir, C’était celui de Joseph et de Wilfred. Mais dans ce Mauvais Lieu la convoitise est devenue grimaçante , et le désir est traité par la dérision humoristique. Enfin, avec la trilogie des romans américains, l’essence du roman greenien s’est totalement métamorphosée . Dans cette grande fresque du Sud on ne trouve plus trace du conflit torturant de la chair et de l’esprit, ni de cet Indicible qui avait donné naissance à tout un univers mythique . Il n’y a semble-t-il, plus rien à éluder dans ces romans du retour aux racines familiales , à la patrie perdue. L’écrivain chemine à rebours vers les rêves de l’enfant. Il a trouvé la sérénité, et l’oeuvre a perdu son mystère. Dans une préface au Visionnaire écrite en 1975 pour une nouvelle édition, Julien Green commente ainsi a posteriori le rôle que le secret a joué dans son oeuvre :
L’âge aidant, le romancier finit par comprendre que l’inconnu, qui est lui-même, écrit tout simplement l’histoire de son âme. Il a pour cela son langage, ses ruses , ses silences. Les fables qu’il imagine font partie d’un vaste ensemble d’allusions fugitives et d’énigmes indéchiffrables. Tout en livrant son secret, il le déguise.(Préface au « Visionnaire », Oeuvres autobiographiques, VI, p. 884) .