Avant-propos
Nous voici donc à Savannah.
On peut penser que Savannah n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville américaine un peu somnolente et que la canicule estivale étouffe parfois. Julien Green, puisque c’est lui qui nous réunit, a su en faire une sorte de mythe littéraire. Il est parvenu à donner à ce nom romanesque et vocalique - « à la fois doux et sauvage » (comme il l’écrit lui-même) - un prestige inégalable, une beauté spécifique et sans doute irremplaçable. II a utilisé très tôt ce toponyme pittoresque, dès ses premiers textes fictifs qui sont parfois les plus réussis qu’il ait jamais écrits et façonnés. Il a décidé par exemple que Daniel O’Donovan, l’inoubliable voyageur sur la terre, avait passé sa jeunesse dans cette belle ville et qu’il avait pris plaisir à déambuler dans les rues ombragées et mystérieuses de la petite cité coloniale. Et il a fait des belles villas palladiennes et circulaires - comme la célèbre Rotonde - ou des grands jardins et des somptueux magnolias nocturnes du vieux Sud des descriptions parfois elliptiques qui peuvent enchanter les lecteurs de son ultime trilogie, Dixie.
Il est évident que, pour un tel écrivain, Savannah ne pouvait pas être un simple décor vide et un peu théâtral - analogue à celui de Sud par exemple. Tout comme Charlottesville, la ville universitaire où déambulent Joseph Day, Simon et Moïra, tout comme Charleston, dont le fort Sumter attire toujours les touristes, la ville-forêt dont les vieux chênes se parent de vieux haillons énigmatiques et troués et où des « aigles couleur de bronze » peuvent s’aventurer vaut vraiment la peine qu’on s’y attarde : ses colonnes végétales et pétrifiées possèdent une beauté envoûtante. Et l’écrivain patient est capable de transformer la réalité et de faire de cet endroit privilégié et parfois dramatique une sorte de symbole personnel et fascinant à la fois pour les lecteurs et pour le grand-père et pour la mère de l’auteur.
Sur la carte imaginaire et historique du romancier, cette ville obsédante qu’on ne peut guère comparer qu’à Paris ou peut-être à Copenhague, le refuge de Karin (la blonde aux yeux noirs), demeure un pôle totalement attractif, un lieu fécond, un endroit à la fois utopique et réel où l’on peut rêver librement d’un monde grec et totalement idéalisé - qui n’a peut-être jamais existé que dans les pensées des artistes préraphaélites et dans les fresques classiques des grands peintres italiens, dans celle de la Sixtine en particulier.
Sans le vouloir délibérément, Julien Green s’est donc comporté comme un écrivain occidental qui a tenté de donner une traduction littéraire française et médiocrement cartésienne des événements horribles et sanglants qui ont provoqué la naissance de la nation la plus puissante du monde - la guerre de Sécession - . Tout comme le général Lee, tout comme Sherman, il s’est installé à Savannah. Il en a fait son quartier général. Il ne s’est pas contenté d’une simple chronique rationnelle, et d’un petit roman conforme aux lois traditionnelles. Il lui a fallu l’ampleur d’une immense trilogie. Celle-ci lui était nécessaire parce qu’il voulait que les lecteurs occidentaux s’aventurent dans les rues d’une petite ville nostalgique où l’on ne peut contempler, malgré tout, que les ruines d’une civilisation dont Margaret Mitchell nous a fourni une ample description épique et fastueuse dans son célèbre roman, Autant en emporte le vent. Il n’a pas agi n’importe comment. Il avait envie que cette ville, que ses lecteurs ne découvriront peut-être jamais, devienne un nom littéraire, un vocable magique et vocalique, la matérialisation étonnante et inopinée d’un rêve néo-grec que les occidentaux ne comprennent pas toujours et auxquels les Américains contemporains ne paraissent pas vouloir renoncer. Toutes ces colonnes, doriques ou ioniques, qui ornent les édifices publics, les villas, les vérandas - les banques et les grands hôtels - ne sont pas des reproductions magistrales ou maladroites : elles témoignent du désir bien légitime de reconstruire un monde hellénique dont l’harmonie culturelle et platonicienne emplirait l’univers et surtout l’occident d’admiration. On peut penser que ce rêve n’a pas été totalement réalisé. On en a le droit.
Mais il est agréable de penser, comme la mère de Green, que la guerre de Sécession a été un moment primordial, une crise fondamentale : un instant historique crucial pendant lequel on a tenté de donner naissance à un nouveau monde européen dont la puissance intimide et étonne parfois.
Pour toutes ces raisons - et pour d’autres encore que ce n’est pas notre propos ici d’énumérer - on ne peut qu’être heureux qu’un colloque ait lieu dans cet univers sudiste et réel que l’imagination de Julien Green a embelli et transformé ( sans que nous en ayons tous conscience) . Nous ne pouvons que nous réjouir d’entendre parler de l’autobiographie, du Journal, de Varouna, des nouvelles, du Pamphlet, de la création romanesque, du rêve ou encore de la maison greenienne, de l’influence de Nathaniel Hawthorne sur Green, et même de Praxitèle ! bref du « Travail de la Mémoire », cette Méduse, dans l’oeuvre du grand romancier...
Guy Fessier
Sommaire
- Guy Fessier : Avant-propos p. 3
- Michael O’Dwyer : « Autobiographie et autofiction : une étude des rapports entre la mémoire et l’imagination dans les écrits autobiographiques de Julien Green. » p. 7
- Claude Foucart : « A la recherche de la mémoire ou le triomphe de la Méduse » p. 15
- Christine Pommier : « Entre lumière et ténèbres : l’émergence du sens dans l’autobiographie de Julien Green » p. 29
- Myriam Kissel : Mémoire du rêve, connaissance de soi dans l’oeuvre de Julien Green p. 41
- Jean-François Guéraud : « Souvenir et transformation romanesque de la chambre dans l’oeuvre de Julien Green » p. 53
- Michèle Raclot : « Mémoire et création romanesque chez Julien Green » p. 65
- Philippe Le Touzé : « Les symboles de la mémoire dans Varouna » p. 87
- Guy Fessier : « La Réutilisation romanesque d’un souvenir praxitélien » p. 99
- Joseph Murray : « Mémoire personnelle et mémoire ancestrale dans Christine » p. 109
- Marie-Françoise Canérot : « Le Devoir de mémoire dans le Journal de Julien Green (1926-1971) p. 121
- René Plantier : « Le Travail de la mémoire et le Pamphlet contre les Catholiques de France » p. 135
- Valérie Catelain : « Résurgence de l’Ailleurs et voie initiatique dans les nouvelles de Julien Green » p. 143
- Alvaro de la Rica : « La Mémoire au commencement de l’Autobiographie de Julien Green » p. 157