Préface
"Le plus grand explorateur sur cette terre ne fait pas d’aussi longs voyages que celui qui descend au fond de son coeur et se penche sur les abîmes où la face de Dieu se mire parmi les étoiles."
(Julien Green, Journal du 20 mai 1942)
Bien des critiques ont souligné l’absence de vraisemblance des récits greeniens tant les personnages, comme leur auteur, apparaissent étrangers à leur propre existence, fuyant l’irréalité du monde régi par de fausses valeurs. Frappés par le peu de substance de l’univers extérieur, faux, illusoire voire quasi-diabolique, les protagonistes errent constamment, avides de cerner des points de repère tapis en eux-mêmes et dissimulés au sein d’un espace tour à tour insaisissable et inquiétant. Transgressant des limites a priori infranchissables, ils se sentent animés d’une nécessité intrinsèque qui les porte. Et l’errance s’assimile alors à un voyage dont ils créent ou (re)découvrent la finalité essentielle. Il semble bien difficile d’adopter, dans cette optique, les méthodes d’observation et d’analyse traditionnelles. En outre, Julien Green déplore, à maintes reprises, notamment dans son Journal, le pouvoir limité et réducteur du langage impropre à circonscrire avec justesse l’étendue exceptionnelle de cette haute exigence. On le voit, la problématique se dégage sur un tout autre plan.
Publiée du vivant de l’auteur dans les éditions de La Pléiade, l’oeuvre de Julien Green embrasse le siècle et l’on est avant tout touché par sa profonde humanité. Avançant dans un éternel présent, au coeur d’un labyrinthe immuable, l’existence, peu à peu épurée, est ramenée à l’élémentaire, ce qui conduit désormais à n’envisager que les questions fondamentales. De surcroît, le lecteur reconnaît immédiatement la valeur universelle des récits. Tout personnage greenien incarne, à sa manière, le visage de l’homme en soi, éternel voyageur sur la terre. D’une part, lhomme n’est jamais épargné par des crises violentes. D’autre part, il a, à un moment donné de sa vie, et quelle qu’en soit la plénitude, l’impression d’avoir en partie trahi la meilleure part de lui-même. Dès lors, seule l’écriture poétique est en mesure de traduire l’intimité d’une conscience exigeante, en quête d’Absolu, fascinée par l’Ailleurs. Reflétant souvent une vision mystique de la vérité, elle devient par excellence le lieu de l’interrogation métaphysique.
Cherchant à abolir la réalité pernicieuse à laquelle elle n’adhère plus, l’écriture ébranle les assises fragiles du moi ainsi que les fondations d’un milieu étroit, apparemment sans lumière et sans espoir, tributaire de la tyrannie impétueuse des désirs, le plus fréquemment informulés. Dans une perspective phénoménologique, Georges Thinès met l’accent sur la destruction de Guéret (Léviathan, 1929) en proie à une passion dévorante, à la fois tyran et victime, pris au piège, victime de son destin. La puissance d’hallucination des images est telle qu’elle fait éclater la trame du récit, drame de la solitude et de la méconnaissance du sentiment amoureux aux prises avec le monstrueux. Certes, la quête du sens de l’existence suppose plus que tout la recherche de vérité personnelle. Le texte met à nu l’homme privé de défenses sociales et affectives, amené à se situer face à l’altérité passant insensiblement du rêve à la vision, tel est l’enjeu de l’analyse d’Hélène Dottin. Images imprévues, rythmes inouïs font de certains passages de L’autre Sommeil (1930) de véritables poèmes en prose, célébrant la magnificence d’un domaine insoupçonné, enveloppé de mystère. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer l’intimité d’une conscience, mais de procéder clairement à la recréation de soi par soi, "renaissance" éminemment enrichissante, comme le démontre Anca Sirbu. Les références à l’art pictural et musical, ponctuées de silences, témoignent de l’affranchissement de l’âme et de son ravissement. Pauses, arrêts, glissements en font entrevoir les intermittences. Epiphanies de l’Être, la contemplation du firmament étoilé ou l’irruption soudaine de rais de lumière procurent un avantgoût d’éternité... Le solitaire se sent compris par cette voix, oublieuse des limites de l’homme et des frontières de l’invisible. Entrouvrant le ciel, elle s’adresse à la pureté du coeur, avec une douceur infinie.
L’écriture tend à dépasser nettement les frontières génériques : si le récit transcrit la quête spirituelle, la fiction en organise la transposition à la faveur du déroulement sinueux d’une prose incontestablement poétique. Toby Garfitt rappelle que, pendant la seconde guerre mondiale, Julien Green rédige surtout des fragments autobiographiques et se distingue par ses activités de traducteur et de conférencier. Cependant, l’écriture essaie de pallier l’exil intérieur, affirmant coûte que coûte la constance de l’Espérance. Force est de constater que, dans Varouna (1945), persuadée d’écrire le récit d’Hélène Lombard, Jeanne, la romancière, compose en réalité le texte de sa destinée. La structure en abyme met en évidence la puissance ainsi que la gratuité de l’amour, énergie spirituelle inépuisable. De manière similaire, Michael O’Dwyer dans Paris, essai publié en 1983, rapporte les révélations successives provoquées par les innombrables promenades au bord de la Seine apprivoisée mais parfois redoutable. Chaque périple cultive et scelle résolument le lien avec l’invisible.
Paradoxalement, repousser les limites du réel, plus proche et plus lointain, voire étrange, oblige à apprécier différemment ses frontières incertaines. De là découle la nostalgie d’une harmonie perdue. Selon Marie-Françoise Canérot, inversant, dans une certaine mesure, les catégories mort/vie, le héros du Visionnaire (1934) tente de "sublimer" par l’écriture sa misère intérieure. Le roman de Manuel, "roman du romancier", ne dit pas tant la teneur du désir que l’ampleur de ses potentialités mal contenues. La libération par l’imaginaire favorise l’accès à une signification inconnue et absolue, expression d’un élargissement de la conscience. Michèle Raclot insiste de son côté sur la portée initiatique du récit Minuit (1936) : surmontant l’épreuve de la peur sous ses multiples aspects, et principalement la mort, marque de rupture puis signe de communion, Elisabeth entreprend une ascension mystique, s’acheminant ostensiblement vers la Grâce. Julien Green met ainsi un terme au mysticisme orientalisant des oeuvres précédentes. Se manifeste dorénavant l’appel de Dieu, par la médiation de l’amour rédempteur.
Au demeurant, la résurgence de l’Ailleurs passe par l’évocation de mythes féconds assurant l’enracinement et la continuité de l’Aventure humaine par-delà la mort, en particulier le Mythe du Pays perdu de l’Enfance. Faisant abstraction de son apprentissage social, le personnage renoue avec le niveau le plus profond de l’être, trace tangible de sa proximité avec l’invisible, avec le Sacré ou avec Dieu. Du reste, l’enfant assume quelquefois la fonction d’intercesseur. C’est le cas de Robert dans Épaves (1932), roman que Valérie Catelain étudie en le mettant en rapport avec Paris. S’opère sans conteste une redécouverte de soi, miroir privilégié d’un Paris mythique. La vision intériorisée est constamment corrigée par l’imagination du romancier.
Le renouvellement de la poétique des images, le souci du rythme, de la sonorité, de l’ordre et du choix des mots dans la phrase, bref, de tout ce qui concourt à l’élaboration d’un style pur et harmonieux renforcent le caractère précieux de la liberté enfin reconquise. Le mysticisme chrétien retrace les conditions de l’état de Grâce : silence, solitude, immobilité. Dans l’étude qu’il propose de Chaque Homme dans sa Nuit (1960), Michel Bouvier fait ressortir les fulgurations qui marquent l’évidence de la Présence. L’espace éprouvé semble le seuil faisant correspondre la noblesse des sentiments purs avec la splendeur évanescente du paysage luxuriant qui l’entoure, à la fois sensuel et céleste.
En définitive, l’invisible apparaît l’unique réalité à atteindre, au- delà des illusions et s’apparente à l’Espérance chrétienne. L’attente de l’amour est une préparation spirituelle. Les subtiles et harmonieuses métamorphoses du sens jumelées au silence épousent les fluctuations de la conscience et orchestrent savamment les coïncidences du réel. Si évolution il y a, elle se réalise par un approfondissement de plus en plus serré des significations de la vie intérieure et Julien Green a toujours eu soif de signes prouvant que Dieu l’a élu et l’a sauvé. C’est l’écrivain qui a tenu précisément à élaborer le texte qui figure sur la pierre tombale où il est inhumé dans la chapelle de l’église Saint-Egid de Klagenfurt, inscription que j’ai lue avec beaucoup d’émotion lorsque je m’y suis rendue :
"Et si j’avais été seul au monde, Dieu aurait envoyé ici-bas son fils unique, afin qu il me délivre."
Valérie Catelain Université catholique de Lille
Sommaire
- Valérie Catelain, Préface - p. 4
- Georges Thinès, La Quête du Sens dans Léviathan - p. 7
- Marie-Françoise Canérot, Écriture de la vie et de la mort dans Le Visionnaire - p.13
- Michèle Raclot, Une approche herméneutique de Minuit : variations romanesques, oniriques et mystiques sur le thème de la chute et du salut - p. 25
- Toby Garfitt, Le Manteau du miséreux : exil, écriture et traduction entre Varouna et Si j’étais vous - p. 39
- Hélène Dottin, "Mourir, dormir, rêver, vivre peut-être" : L’Autre Sommeil ou une écriture poétique de l’inquiétude métaphysique - p. 47
- Anca Sirbu, La dimension métaphysique de l’écriture intimiste greenienne - p. 57
- Michel Bouvier, Chaque Homme dans sa Nuit : la pelouse de Wormsloe - p. 67
- Michael O’Dwyer, Le flâneur des deux rives : poétisation greenienne de l’espace parisien - p. 79
- Valérie Catelain, Paris et Épaves : écriture poétique et géographie de l’âme - p. 87
- Comptes rendus bibliographiques - p. 99