Avant-propos
Lorsque nous avons pris la décision de tenir un colloque en l’an 2000 en Géorgie, nous espérions que Julien Green serait encore en vie et que nous pourrions l’associer le plus possible à l’hommage que nous voulions lui rendre. Ce ne sera malheureusement pas le cas puisqu’il nous a quittés avant de fêter son centenaire sur terre ! Julien Green vivant ou non, il n’en reste pas moins tout à fait approprié de nous réunir en Géorgie, dans le Sud profond, pour parler de Julien Green, écrivain au confluent de deux cultures.
Toute personne qui s’initie à l’étude de Green est immédiatement orientée dans cette direction. Toutes les esquisses biographiques commencent sur une variation de la phrase : « Julien Green, écrivain français, né à Paris de parents américains... ». Nous voilà en plein biculturalisme : français et parisien d’un côté, des parents américains de l’autre. Voilà donc le thème que nous avons adopté et autour duquel nous entendrons une douzaine de communications pendant la durée du colloque. En ce qui me concerne, mon but est de poser le décor et la toile de fond qui serviront de cadre aux différents sujets dont nous débattrons. Je ne reviendrai pas ici sur tous les détails de la vie de Green qui sont bien connus. Je rappellerai seulement, parce que cela a donné lieu à beaucoup de confusion au moment de son élection à l’Académie française, que Julien Green n’a jamais renoncé à sa nationalité américaine. Pour l’état civil, il est né et mort Julian Hartridge Green, citoyen américain. Je me souviens d’une conversation que j’ai eue avec lui à ce sujet, et au milieu de laquelle il s’est levé, s’est absenté brièvement et est revenu avec son passeport américain qu’il voulait me montrer. Il est également inexact de dire qu’il a été le premier étranger élu à l’Académie française. Le président Pompidou tenait beaucoup à voir Green sous la Coupole et il a demandé à son garde des Sceaux de trouver un moyen puisque Green avait indiqué qu’il ne renoncerait pas à sa nationalité américaine. C’est à ce moment-là qu’on a invoqué une vieille loi qui stipulait que toute personne qui avait porté l’uniforme français pouvait se prévaloir de la nationalité française. C’était le cas de Green et cela trancha la question.
De toute façon, une double nationalité ne constitue pas le biculturalisme. Personnellement, je me considère biculturel, mais pas parce que je suis détenteur d’un passeport américain et d’un passeport français. Je me dis biculturel parce que je peux vivre à l’aise sur les deux bords de l’océan atlantique et parce que je ne me sens étranger dans aucune des deux cultures. N’oublions pas non plus que le bilinguisme fait partie du biculturalisme car il recouvre non seulement la possibilité de s’exprimer oralement et par écrit dans deux langues, mais aussi celle de penser en deux langues sans devoir passer par le biais de la traduction. Il y a encore un autre aspect que je trouve fascinant et c’est celui de rêver dans plusieurs langues. Il m’arrive fréquemment de rêver en anglais, en français et en espagnol sans jamais pouvoir comprendre pourquoi un rêve s’est déroulé en une langue plutôt qu’une autre.
Ainsi, si nous sommes d’accord dans les grandes lignes sur une définition du biculturalisme, demandons-nous comment cela s’applique à Julien Green. Ses parents sont américains, du Sud des États-Unis, mais lui est né à Paris, y a été à l’école, et ne viendra aux U.S.A pour la première fois qu’à l’âge de dix-huit ans. Cependant, il vit dans deux mondes : chez lui, il est dans le Sud profond dont ses parents lui parlent tout le temps. Tout le mobilier qui l’entoure en est ori‑ginaire et vient en majeure partie directement de la maison de son grand-père Green à Savannah. Sa mère dont le français laisse beaucoup à désirer lui lit la Bible en anglais tous les jours. Elle lui parle aussi sans arrêt, en anglais, de la Virginie et de la Géorgie, deux États du Sud d’où viennent les deux branches de la famille. S’il vit dans ce monde américain d’avant la guerre de Sécession à la maison, dès qu’il sort du foyer familial, il redevient un petit Français comme beaucoup d’autres.
Ainsi à sa culture française se superpose une culture américaine qu’il n’a pas lui-même connue mais qui lui est racontée et qui n’existe plus puisque c’est celle d’un Sud qui a été battu. Cela le touchera au plus profond de lui-même et il écrira à maintes reprises qu’il appartient à « un pays vaincu ». Plus que cette défaite importe l’idée que c’est un pays qui n’existe plus. Quand il se rendra aux Etats-Unis, en Virginie et en Géorgie, pour la première fois, il ne reconnaîtra pas le pays que ses parents lui dépeignaient et il découvrira qu’il se sent étranger dans ce nouveau Sud. Paradoxalement, il continuera sa vie entière à fréquenter ce Sud mythique qu’il aura recréé autour de lui. Lui ayant rendu visite rue de Varennes d’abord, et maintes fois rue Vaneau dans les années qui suivirent notre première rencontre en 1971, moi qui ai vécu en Virginie et en Géorgie, je n’ai jamais pu m’empêcher de sourire à la vue du drapeau confédéré et des fauteuils à bascule, symboles incontestables de ce Sud profond.
Non seulement il était imprégné des récits de ses parents, mais, comme nous y avons déjà fait allusion, Julien Green entendait presque exclusivement parler anglais chez lui puisque sa mère parlait français avec difficulté et que son père n’était jamais là. Rappelons un incident qui aurait pu être comique s’il ne s’était avéré être la seule fois où madame Green avait porté la main sur son fils. Un jour, à Andrésy, dans le jardin, alors qu’un merle s’était mis à siffler, elle lui avait demandé : « How do you say blackbird in French ? » (comment dit-on « blackbird » en français) Julien répondit sans hésitation « merle ! » et sa mère le giffla en pensant que son fils lui avait répondu le mot de Cambronne.
Julien Green qui, de son propre aveu et au grand désespoir de sa mère, ne parlait pas bien l’anglais dans ses années d’enfance finira par maîtriser cette langue et devenir bilingue. Il a d’ailleurs écrit un certain nombre de textes directement en anglais et a traduit un certain nombre de textes en anglais dont des écrits de Péguy et un bon nombre de ses propres écrits. Il a publié un livre dont on n’a pas beaucoup parlé et qui, de ce point de vue, est très intéressant. C’est Le Langage et son double, un recueil bilingue, français d’un côté et anglais de l’autre, de certains de ses textes qu’il a lui-même traduits. Si vous avez déjà eu l’occasion de le faire, vous savez que traduire quelque chose que l’on a écrit soi-même est beaucoup plus difficile que de traduire un texte que quelqu’un d’autre a écrit. Les Italiens disent : « traduttore, traditore » et ce qu’ils veulent dire c’est que lorsqu’on traduit un texte dans une autre langue, on le réécrit. La pensée reste la même, mais elle s’exprime différemment.
Enfin, bien que vivant en France la majeure partie de sa vie, nous savons que Julien Green a été pétri de culture anglo-saxonne. Mais je parle maintenant d’un autre aspect de la culture, celui qui se transmet par le biais de ce qu’on lit. Sous l’influence de sa mère, Green a lu avec assiduité la Bible en anglais ; il a lu et relu des auteurs américains comme Nathaniel Hawthorne et Edgar Allan Poe qui tous deux appartiennent à ce que l’on appelle la tradition gothique. Notons bien qu’il n’a pas négligé pour autant la littérature française et qu’il a affiché une grande prédilection pour bon nombre d’auteurs non seulement français mais aussi britanniques et allemands.
Voilà donc identifiés un certain nombre d’éléments qui, je crois, nous autorisent à parler de Julien Green comme d’un homme au confluent de deux cultures. Pour conclure, je ferai malgré tout une mise en garde : je ne crois pas que le biculturalisme intégral et le bilinguisme absolu soient possibles. Il y a toujours une culture dominante, et c’est pour cela que l’on oppose souvent l’héritageculturel et la culture d’adoption. Il y a aussi une langue dominante qui se trouve en général être celle du pays où l’on vit. C’est ainsi que lorsque Jacques Maritain écrivait : « Il est merveilleux qu’un écrivain américain soit le plus grand écrivain français de notre temps », nous comprenons la profondeur du compliment et l’intention est touchante, mais en fait il faisait erreur. Julien Green est un Français qui est devenu un des grands écrivains français de notre époque. C’est pour cette raison que je pense qu’il est plus exact de parler de deux cultures plutôt que de biculturalisme.
Jean-Pierre PIRIOU
Université de Géorgie, USA
Table des matières
- Avertissement - p. 7
- Angelo Rinaldi : Hommage à Julien Green - p. 9
- Avant-propos de Jean-Pierre Piriou - p. 11
- Marie-Françoise Canérot : Décors du Sud, décors de France dans le roman greenien : une dualité.féconde
- Hélène Dottin : Entre comédie à la .française et humour anglo-saxon : l’écriture double de Julien/Julian Green - p. 35
- Silvia Salvucci : La vision de l’Amérique dans Les Pays lointains - p. 51
- Michèle Raclot : Un poète égaré dans la prose, un magicien de la langue française amoureux des poètes romantiques anglais - p. 69
- Yves Baudelle : L’onomastique anglo-saxonne dans les romans de Julien Green : un cliquetis de sons bizarres - p.91
- Dominique Van Hooff : Julien Green et son séjour en Amérique pendant la Deuxième Guerre mondiale - p.121
- Monique Gosselin : Le romanesque des personnages américains : du roman à l’autobiographie 1950-1965 - p. 133
- Valérie Catelain : Une vie ordinaire de Julien Green et Eveline de James Joyce : de la fascination de l’Ailleurs à la possible délivrance - p. 161
- Édith Perry : Shakespeare et Green : jeux spéculaires dans Moïra - p.179
- Jean-Jacques Jura : Racine, Faulkner : deux héritages culturels pour ., l’unique " Julien Green - p.195
- Joseph Murray : L’influence de Nathaniel Hawthorne sur Julien Green apprenti nouvelliste - p.205